Cet arrêt rendu en assemblée plénière par la Cour de cassation est à l’évidence un grand arrêt de procédure civile. Au visa de l’article 122 du Code de procédure civile, la Cour de cassation affirme ici que la seule circonstance qu’une partie se contredise au détriment d’autrui n’emporte pas nécessairement fin de non-recevoir. Il résulte de cette formulation, qu’en vertu de circonstances non réunies en l’espèce, une contradiction dans le comportement d’une partie pourraient créer une fin de non-recevoir à ses prétentions.
En l’espèce, dans le cadre d’un premier procès, une société S avait demandé en référé que son cocontractant, la société X , soit condamné sous astreinte à lui livrer un certain nombre de récepteurs numériques de télévision dont elle assurait la fabrication. Parallèlement, la société S avait acquis les mêmes récepteurs auprès d’une autre société, la société D. C’est alors qu’un quatrième intervenant, la société V, a informé la société S que la société X n’avait pas la licence nécessaire à la fabrication de l’un des dispositifs de décryptage incorporé aux récepteurs. Alors que le premier procès était en cours, la société S a saisi le tribunal de commerce de demandes formées contre les sociétés D et X tendant respectivement à la nullité ou, à défaut, la résolution de la seconde vente, ainsi que des dommages et intérêts pour compenser le préjudice subi du fait du stock de produits invendables qu’elle possédait. Dès lors, tandis que dans son premier procès en référé contre la société X, la société S continuait à demander la condamnation sous astreinte à la livraison des récepteurs, dans son second procès, au fond, elle se résolvait à demander la résolution des ventes conclues avec la société D et des dommages et intérêts à la société X en réparation du préjudice résultant de l’impossibilité de vendre les produits en stock. En d’autres termes, dans deux procès différents, mais dans le même temps, la société S exigeait la livraison des récepteurs et la condamnation à des dommages et intérêts pour compenser le préjudice du fait du stock de récepteurs invendables.
C’est justement cette attitude jugée contradictoire qu’avait fustigée la Cour d’appel en déclarant sa demande purement et simplement irrecevable » envertu du principe selon lequel une partie ne peut se contredire au détriment d’autrui (règle de l’estoppel) ». Le fondement de l’estoppel était donc expressément relevé. Or, la Cour de cassation a cassé cette décision, estimant les conditions de l’irrecevabilité non satisfaites. Effectivement, les demandes formulées par la société S, bien que relative au même matériel, n’étaient ni de même nature, ni formées contre les mêmes parties, ni en exécution du même contrat. Cela ne permettait donc pas d’opposer une fin de non-recevoir auxdites demandes. Les conditions d’application de l’irrecevabilité n’étaient à l’évidence pas satisfaites.
Il résulte de cette décision, par l’utilisation de l’adverbe » nécessairement « , que, si la Cour de cassation a rejeté en l’espèce toute fin de non-recevoir , elle n’exclut pas qu’une contradiction dans le comportement d’une partie puisse parfois entraîner une fin de non-recevoir à sa prétention. Dès lors, la Cour de cassation entend se réserver le contrôle des conditions d’application d’une telle fin de non-recevoir. Ce principe d’interdiction de se contredire au détriment d’autrui dérive de la théorie de l’estoppel, reçue principalement dans les pays de common law. Pour reprendre une célèbre formule, il est interdit de » souffler à la fois le chaud et le froid, d’affirmer d’un côté et de dénier de l’autre « . Nous pouvons donc constater que le droit positif français est de moins en moins insensible à l’utilisation de la théorie de l’estoppel en droit privé. Outre des consécrations implicites, par exemple en matière bancaire à propos de la mise en oeuvre d’une convention d’unité de compte ( chambre commerciale, 8 mars 2005 ), la règle de l’estoppel a été expressément consacrée en matière d’arbitrage dans le fameux arrêt » Golshani » de la première chambre civile, le 6 juillet 2005.
L’interdiction de se contredire au détriment d’autrui permet ainsi de s’adapter à une grande variété de situations, où, ne disposant pas de texte, le juge a besoin d’un principe souple permettant de sanctionner une mauvaise foi procédurale. Ce ne serait qu’une application d’un principe émergent de loyauté procédurale, qui, s’il ne figure pas parmi les principes directeurs du procès, sert de fondement à certaines jurisprudences contemporaines. Cependant, depuis l’arrêt » Golshani » de 2005 qui a consacré solennellement la règle de l’estoppel, chaque fois que ce principe a été invoqué devant la Cour de cassation, celle-ci a pris soin de le rejeter sans le nommer, même dans sa version française. L’argument a notamment été écarté dans des espèces où l’auto-contradiction au détriment d’autrui paraissait de prime d’abord caractérisée.